Empreinte carbone de l’élevage : faut-il taxer la viande ?
Diminuer le bilan carbone de l’élevage, qui mobilise la moitié des surfaces agricoles françaises et représente 60 % des émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture, apparaît crucial. Taxe sur la viande, reboiser les prairies… des recherches se sont intéressées aux différentes options possibles. [Article extrait du site The Conversation]
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Avec 20 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) françaises, l’agriculture est le deuxième secteur le plus émetteur. Ces émissions sont essentiellement composées de méthane (56 %) et de protoxyde d’azote (29 %). Le premier est majoritairement issu de l’élevage de ruminants, notamment du fait de la fermentation entérique. Le second est dû à l’utilisation d’azote dont une partie provient des effluents d’élevage (fumier, lisier). Ainsi, l’élevage est responsable d’environ 60 % des émissions agricoles.
Si on s’intéresse à l’occupation des terres, les activités agricoles utilisent un peu plus de la moitié des terres françaises. Là aussi, l’élevage joue un rôle central : plus de la moitié des surfaces agricoles françaises lui sont dédiées sous forme de prairies ou de cultures pour l’alimentation des animaux.
Or les sols et leurs occupations sont cruciaux dans l’atténuation du changement climatique : ils stockent du carbone issu de l’atmosphère.
Occupation actuelle des terres en France, avec décomposition des usages finaux des terres agricoles. Green Alliance, 2024. (©The Conversation)
Favoriser la séquestration et le stockage constitue donc un élément clef pour atteindre la neutralité en GES, mais cela nécessite de modifier les usages des sols.
Qu’est-ce que le coût d’opportunité carbone ?
La réduction des activités agricoles liées à l’élevage pourrait donc libérer des surfaces importantes. Si elles sont dédiées à la régénération naturelle des écosystèmes – et notamment à du reboisement, les surfaces libérées permettraient de capter et stocker des quantités additionnelles conséquentes de carbone. La notion de coût d’opportunité carbone (COC) fait référence à cette option : il s’agit de tenir compte du potentiel de séquestration additionnel rendu possible par un changement d’usage des sols.
Les différentes occupations des sols ont des impacts variables sur la séquestration du carbone. Ainsi, les terres cultivées stockent moins que les prairies, lesquelles stockent moins que les forêts.
Ce dernier point mérite d’être souligné, car il revient souvent dans les débats sur le bilan GES de l’élevage bovin. Il est vrai que les prairies stockent du carbone. Néanmoins, à un endroit donné, une forêt stockera environ deux fois plus qu’une prairie (à peu près autant dans le sol que dans la biomasse aérienne).
Dans un article scientifique récent, nous avons estimé que le COC d’un kilogramme équivalent carcasse (unité de mesure utilisée pour la viande en gros, qui comprend la viande et les os) de bœuf « moyen » français issu d’élevage allaitant est important : il représenterait 40 % de l’empreinte carbone totale du bœuf. Soit 14 kg CO2eq pour le COC des prairies et 4 kg CO2eq pour le COC des cultures destinées à l’alimentation des animaux, contre 26 kgCO2eq pour les émissions de production (émissions directes et aliments).
Atténuer les émissions de l’élevage bovin
Outre la réduction de la production, il existe quelques options techniques pour diminuer les émissions de l’élevage bovin, en particulier une plus grande complémentation de la ration des animaux avec des concentrés, comme le blé ou l’orge. Substituer les concentrés à l’herbe permet de baisser les émissions de production par kilogramme produit pour les raisons suivantes :
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Les concentrés sont moins riches en fibres et plus denses en énergie que l’herbe, ils font ainsi chuter les émissions de méthane.
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Le taux de croissance des animaux est augmenté, ce qui minimise l’âge à l’abattage et donc les émissions de GES par kilogramme de viande.
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Les émissions liées à la production des concentrés sont bien inférieures aux baisses de celles de méthane.
Par ailleurs, substituer des concentrés à l’herbe induit un plus faible besoin en terres et réduit ainsi le COC par kilogramme de bœuf, malgré la légère hausse de la nécessité de cultures au détriment des prairies. Ce remplacement présente donc un double gain : moins d’émissions de production et moins de terres utilisées par kilogramme produit, donc une séquestration plus importante possible.
Réserves naturelles ou taxe carbone sur l’élevage ?
Dans une approche standard d’économie publique, la comparaison des coûts et des bénéfices des différentes options aide à identifier la meilleure d’entre elles. Ceci permet de déterminer la meilleure répartition des efforts de réduction entre baisse de la consommation (en tenant compte du désagrément pour les consommateurs) et ajustements techniques en modifiant la ration des animaux (en tenant compte des coûts).
Afin que consommateurs, éleveurs, et propriétaires des terres prennent des décisions alignées avec le bien-être général, il convient de leur faire payer le coût que représentent leurs émissions pour la collectivité et de rétribuer la séquestration de CO2. L’idéal consisterait ainsi à taxer les émissions de GES des agriculteurs tout en rémunérant le captage du CO2 par les prairies et les forêts.
Une telle politique induirait une légère intensification de l’élevage (complémentation avec des concentrés), une réduction de la consommation de viande via une hausse de prix, et une baisse de la surface agricole au profit des écosystèmes naturels, essentiellement des forêts.
Dans les faits, une telle politique semble délicate à mettre en place pour deux raisons.
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La première est technique : il serait difficile et coûteux de mesurer et contrôler les flux de CO2, CH4, et N2O dans l’ensemble des exploitations.
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La seconde est politique : taxer les émissions impacterait fortement le revenu des éleveurs, déjà faible malgré les larges subventions de la politique agricole commune.
Racheter des terres pour en faire des réserves
D’autres approches doivent être considérées : taxer la consommation des produits issus de l’élevage, ou réguler l’occupation des terres et diminuer les surfaces dédiées à l’élevage en rachetant des terres agricoles pour en faire des réserves naturelles, comme au Danemark. Le gouvernement danois prévoit ainsi de reboiser 250 000 hectares de terres d’ici à 2045, de mettre en réserve 140 000 hectares de plaines d’ici 2030 et de racheter certaines exploitations agricoles pour réduire les émissions d’azote.
Notre étude montre que le rachat de terres agricoles est plus efficace qu’une taxe sur le bœuf, car elle incite à la fois à restreindre la production bovine et complémenter les animaux avec des concentrés, ce qui permet d’économiser des terres.
Dans l’hypothèse d’une tonne de carbone à 50 euros, la politique de mise en réserve de terres induirait une baisse de la consommation de 14 %, une hausse de prix de 15 % et la mise en réserve de 1,03 million d’hectares, soit 3,6 % de la surface agricole française. Les émissions sur l’ensemble du secteur deviendraient négatives : 3,16 millions de tonnes de CO2eq évitées par an.
Cette politique engendrerait d’importants gains collectifs par rapport à une simple taxe sur la consommation de bœuf grâce à ses effets sur les changements de pratiques agricoles, réduisant l’empreinte carbone du bœuf par kilogramme (- 10 %).
En effet, elle ferait moins baisser le niveau de consommation (- 14 % contre - 18 %), tout en induisant davantage de bénéfices climatiques (- 3,16 contre - 1,75 MtCO2eq).
Contrer le risque de « délocaliser » la pollution
Penchons-nous maintenant à une critique récurrente des politiques de réduction des émissions agricoles : leur impact sur la production étrangère et la délocalisation de la pollution. Autrement dit, la contraction de la production domestique risquerait d’être compensée par une progression de la production étrangère. La France ferait venir plus de viande et les gains environnementaux locaux seraient partiellement compensés par des émissions ailleurs.
Cette critique est tout à fait valide, mais la substitution entre production domestique et étrangère n’est pas d’un pour un : baisser d’un kilogramme la production française n’induirait pas une hausse équivalente d’un kilogramme de bœuf importé), et il est possible de neutraliser ces effets à l’aide d’« ajustements aux frontières », dans l’esprit des politiques de lutte contre la déforestation importée. Dans l’idéal, cela consisterait à subventionner les exportations et taxer les importations à hauteur de leurs effets sur les émissions mondiales.
Un tel mécanisme d’ajustement aux frontières peut être difficile à mettre en place, notamment compte tenu de la délégation de la politique commerciale au niveau européen. Dans ce cas, la comparaison de nos différentes options donne l’avantage à une taxe à la consommation. Celle-ci a le mérite d’affecter à la fois la production domestique et les importations, et de limiter les effets indésirables de délocalisation de la pollution.
En considérant la possibilité d’importations de viande, l’écart d’efficacité économique entre la taxe à la consommation et la démarche de rachats de terres tend à diminuer, bien que cette dernière demeure une option attractive associée à un gain social net.
Tenir compte de la biodiversité et du bien-être animal
La réduction des émissions de GES agricoles est un enjeu essentiel pour la transition climatique, d’autant plus que l’agriculture est en compétition avec les forêts pour l’usage des sols. Si la mise en place d’une taxe sur les produits de l’élevage demeure difficile à envisager techniquement et politiquement, le développement de réserves naturelles pourrait constituer une voie plus consensuelle.
Outre la question climatique, soyons vigilants aux autres effets d’une telle politique. La création de réserves naturelles favoriserait la restauration d’écosystèmes variés et la protection d’espèces menacées, mais les plantations d’arbres d’une seule essence susceptibles de favoriser le stockage du carbone au détriment de la biodiversité devraient être évitées.
Quant au bien-être animal, la réduction de la consommation va dans le bon sens, mais l’intensification de la phase d’engraissement des animaux par la complémentation avec des concentrés devrait être faite sans compromis sur les conditions de vie des animaux. Une telle transition nécessiterait toutefois une concertation étroite avec les acteurs du secteur agricole pour garantir son acceptabilité et l’efficacité de sa mise en œuvre.
Guy Meunier, Chercheur en économie de l'environnement, Inrae; Maxence Gérard, Doctorant, Inrae et Stéphane De Cara, Directeur de recherche, Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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